Exclure du territoire

Vérité sur le mouvement révolutionnaire et les mesures gouvernementales, document publié à Constantinople en 1916, alors que s’achève l’extermination des Arméniens de l’Empire ottoman, pose la première pierre de l’édifice négationniste.

 

Avec la création de la République de Turquie en 1923, les preuves du programme d’extermination administrées lors des Procès par des tribunaux turcs, au lendemain de la guerre, des principaux responsables du génocide des Arméniens, et condamnés à mort par contumace au procès de Constantinople (1919-1920) sont effacées, et les rescapés revenus dans leurs foyers à nouveau chassés.

 

Le premier recensement de la Turquie républicaine en 1927 ne comptabilise plus que 65 000 Arméniens. Dans l’histoire officielle de la Turquie, rédigée dans les années 1930, l’Arménie n’est pas mentionnée, comme si les Arméniens n’avaient existé que comme rebelles et traîtres à la patrie. Les assassins de la mémoire prennent le relais des tueurs.

Effacer de l’histoire

Dans l’histoire officielle de la Turquie, rédigée dans les années 1930, l’Arménie n’est pas mentionnée, comme si les Arméniens n’avaient existé que comme rebelles et traîtres à la patrie.Les traces de leur passé (églises, cimetières…) sont effacés du paysage. Les assassins de la mémoire prennent le relais des tueurs.

L’émergence en 1948 du mot «génocide» comme infraction du droit pénal international, inspire les revendications des Arméniens, tant en diaspora qu’en Union soviétique.

À partir de 1965, ils revendiquent, entre autres, la reconnaissance du génocide perpétré en 1915-1916. La Turquie met alors en place un négationnisme d’État centré sur la récusation de l’intention criminelle, la réduction du nombre des victimes, voire, dans une forme extrême, le retournement de l’accusation : ce sont les Arméniens qui ont perpétré un génocide des Turcs !

À toute reconnaissance du génocide par un État, un parlement, une ville, le gouvernement turc réplique par des mesures diplomatiques, économiques et médiatiques.

Tandis que la recherche scientifique conduite par historiens et juristes confirme la réalité du génocide, l’obstination à nier cette évidence des gouvernements turcs successifs est de plus en plus dénoncée par une société civile turque consciente que le rétablissement de la vérité historique est un gage de démocratie.

Une première entreprise de justice

Les procès de Constantinople (1919–1920) et l’opération Némésis

Les principaux dirigeants du CUP en octobre 1918, instituent des lois martiales pour juger les principaux responsables de la destruction programmée des Arméniens. Une commission recueille des documents officiels de civils et de militaires impliqués dans ce processus criminel.

Les procès se tiennent à Constantinople, de février 1919 à décembre 1920. Talât, Enver, Djemal et Nâzım sont condamnés à mort par contumace. Devant la carence des autorités, turques ou alliées, à appliquer les sentences des procès des responsables du génocide, le parti Dachnaktsoutioun forme une organisation de justiciers qui exécuteront les coupables, dont Talât, tué à Berlin le 15 mars 1921 par Soghomon Tehlirian. Jugé par une cour allemande, Tehlirian est acquitté. Le procès nourrira la réflexion du jeune juriste juif polonais, Raphael Lemkin.

La diaspora arménienne : une nation éparpillée

Réfugiés au Caucase, en Iran, ou regroupés dans des camps et des orphelinats au Proche-Orient (Syrie, Liban, Égypte), ou dans les Balkans (Grèce, Bulgarie, Roumanie), les rescapés, surtout des veuves et des orphelins, sont pris en charge par des organisations caritatives, tels le Near East Relief américain, la Croix-Rouge et des associations arméniennes.

Dans le contexte de l’éclatement de l’empire tsariste, une république d’Arménie est proclamée au Caucase russe en mai 1918. Le traité de Sèvres (1920) reconnaît son indépendance avec des frontières élargies aux provinces arméniennes de l’Empire ottoman, promet le retour des survivants, des réparations et le châtiment des criminels. Il ne sera pas ratifié.

Le traité de Sèvres (1920) reconnaît son indépendance avec des frontières élargies aux provinces arméniennes de l’Empire ottoman, promet le retour des survivants, des réparations et le châtiment des criminels. Il ne sera pas ratifié mais annulé par celui de Lausanne (1923) qui marque la naissance de la Turquie républicaine.

L’Arménie est soviétisée par l’Armée rouge en décembre 1920. Amputée territorialement, elle commence à vivre au rythme de l’URSS. Plusieurs campagnes de «rapatriement», en particulier au lendemain de la Deuxième Guerre, ont encouragé de nombreux Arméniens rescapés du génocide au «retour» dans une Mère-Patrie réduite. Leur déception fut grande face à la répression stalinienne, aux discriminations et aux difficultés matérielles, et beaucoup repartent au prix de démarches difficiles lors du Dégel qui suit la mort de Staline (1953). Avec la fin de l’URSS en 1991, la république d’Arménie a recouvré son indépendance. Les difficultés du pays (crise économique, conflit du Karabagh) ont suscité une forte émigration vers la Russie, l’Europe ou l’Amérique. Les guerres et tensions politiques du Proche et du Moyen-Orient ont aussi remis de nombreux Arméniens sur les routes de l’exil.

Aujourd’hui, plus des deux tiers des 8 à 9 millions d’Arméniens dans le monde vivent hors de leur pays, dispersés sur les cinq continents. La communauté de France (environ 400 000 personnes) est la plus importante de l’Europe occidentale.

Partout, les Arméniens se sont organisés, reconstituant, dès les années 1920, des structures communautaires (églises, écoles, partis, associations, presse…) tout en s’intégrant dans les pays d’accueil.

L’exemple de l’école : Tebrotzassere

 

Créée en 1879, à Constantinople (aujourd’hui Istanbul) l’association des dames arméniennes « Tebrotzassere », littéralement « amies de l’école », a pour objectif de promouvoir le « progrès de la nation » par l’école et l’instruction féminine, notamment en formant des institutrices. Dix ans après sa création, l’école compte une trentaine d’élèves internes et 150 externes. Elle est fermée en 1895 dans le contexte des massacres hamidiens, avant de ré-ouvrir en 1908, lors de la révolution constitutionnelle jeune-turque.

Survivant tant bien que mal pendant les années de guerre et le génocide, l’école accueille au lendemain de la guerre des centaines d’orphelines rescapées. Avec leurs enseignantes, elles sont bientôt obligées de se réfugier en Grèce (Salonique), puis en France à partir de 1924, d’abord à Marseille, puis au Raincy à partir de 1928. L’école est fermée pendant la Deuxième Guerre mondiale, puis ouvre à nouveau, avec un cycle secondaire, en 1948. Au fil des années, elle s’agrandit, devient externat mixte (1970), ouvre une maternelle (1982) et passe sous contrat avec l’Etat.

Actuellement (2020), environ 240 élèves, de la maternelle au collège, y sont scolarisés.

L’équipe enseignante de l’école Tebrotzassère et quelques élèves–dont Mélinée Assadourian (assise sur le sol, à gauche), la future compagne du résistant Missak Manouchian, année scolaire 1928–1929. © Coll. Archives de l’école Tebrotzassère

Se souvenir

La chronologie et la géographie des mémoriaux édifiés partout à travers le monde sont autant de tombes de substitution pour des morts sans sépulture, permettent de retracer l’expansion de l’espace diasporique, les itinéraires d’exil, le processus d’intégration, l’état des libertés du pays suivant la localisation dans l’espace privé ou l’espace public. Chaque nouveau monument constitue à la fois un lieu de recueillement et un symbole du combat contre le négationnisme persistant de l’Etat turc.