Une histoire tourmentée sur la terre de Noé

La légende veut que les Arméniens descendent de Haïk, arrière-arrière-petit-fils de Noé par Japhet. Il est généralement admis qu’ils seraient une des tribus thraco-phrygiennes qui, arrivées des Balkans en Asie Mineure vers 1200 avant notre ère, ont conquis l’antique royaume d’Ourartou et imposé leur langue indo-européenne. Leur présence est attestée dès le VIe siècle avant notre ère par les sources perses et grecques.

«Échangerais histoire grandiose contre meilleur emplacement géographique» : cette boutade polonaise pourrait résumer l’histoire tourmentée de l’Arménie. Pour ce bastion montagneux situé à un carrefour stratégique entre l’Europe et l’Asie, sur les voies de commerce et d’invasions, l’histoire est en effet une succession de phases d’indépendance et de soumission, d’unification et de morcellement, d’âges d’or et de pages sombres.

L’adoption précoce du christianisme (IVe siècle), une Église nationale et la création d’un alphabet (Ve siècle) ont forgé une identité forte, qui a survécu même en l’absence d’État. Le dernier, le royaume de Cilicie, disparaît en 1375. L’Arménie est bientôt partagée entre les empires ottoman et persan.

L’inaccessible égalité des droits

À l’aube du XIXe siècle, les quelques 3 000 000 d’Arméniens de l’Empire ottoman restent encore fortement implantés dans leur territoire ancestral. En tant que non-musulmans, ils sont soumis au statut discriminatoire de dhimmi, «protégés» comme gens du Livre, mais sujets de seconde zone.

Face à l’expansion de la puissance rivale russe dans les Balkans et au Caucase et à la pression internationale, l’Empire ottoman tente d’enrayer son déclin par des réformes institutionnelles, fiscales et militaires. Les premières chartes visant à établir l’égalité des droits de tous les sujets, tel le Hatt-i Humayoun, sont adoptées à la veille du traité de Paris. Les nouveaux règlements des millet chrétien et juif garantissent leur autonomie culturelle et religieuse.

Mais le coût des réformes paupérise la population rurale, tandis que s’accroissent la pression sur la terre et l’insécurité dans les provinces orientales, du fait des tribus kurdes et de l’arrivée massive de réfugiés musulmans chassés par la conquête russe. Au Congrès de Berlin, la Question arménienne entre sur la scène internationale comme élément de la Question d’Orient.

La politique du sultan : le temps des massacres

Hanté par le danger révolutionnaire et la montée des séparatismes des Balkans aux provinces arabes, Abdülhamid II suspecte une éventuelle tentation indépendantiste des Arméniens qui aurait l’appui de l’ennemi russe et des puissances européennes. Il suspend la constitution de 1876 à peine promulguée, opte pour un régime policier et une politique panislamiste.

Créés sur le modèle des Cosaques, les régiments de cavalerie tribaux hamidiye font régner la terreur. Déçus par les promesses de réformes non appliquées, les Arméniens commencent à s’organiser autour de partis politiques qui prônent l’émancipation sociale et nationale ainsi que l’autodéfense.

Le sultan réplique par des massacres de masse : plus de 200 000 morts, des milliers d’orphelins, des conversions forcées, l’exode vers le Caucase russe, la Perse ou les États-Unis. L’opinion publique européenne s’indigne et un large mouvement arménophile mobilise des personnalités issues de tous les courants politiques. Le sultan promet à nouveau des réformes, tout en jetant l’opprobre sur les victimes, relayé par une presse achetée et quelques intellectuels «amis».

Les espoirs déçus de la révolution constitutionnelle jeune-turque

D’autres Ottomans s’insurgent aussi contre la politique du sultan. Des membres du mouvement jeune-turc, apparu en 1889, se rapprochent des partis arméniens dans l’exil. Tandis que l’Empire continue de se déliter, le rétablissement de la Constitution en juillet 1908 par des officiers de l’armée ottomane de Macédoine suscite l’enthousiasme. La population fraternise. L’égalité des droits est réaffirmée. Les non-musulmans entrent au Parlement.

Mais dès avril 1909, les massacres d’Adana, attribués aux combats d’arrière-garde des partisans d’Abdülhamid II, créent le doute. L’aile nationaliste la plus radicale des Jeunes-Turcs impose bientôt sa dictature par la terreur. La perte des territoires balkaniques et le flot de nouveaux réfugiés musulmans sanctuarisent l’Anatolie comme ultime espace impérial à préserver.

Le Comité Union et Progrès (CUP), créé en 1907, opte pour la turquification de l’espace, des hommes et de l’économie, et pour le panturquisme.

Au printemps 1914 déjà, les persécutions des Grecs des îles de l’Égée orientale et des zones côtières, et leur déportation vers le centre de l’Anatolie sous le couvert de la sécurité, sont de mauvais augure pour les Arméniens et les autres minorités chrétiennes.